Il y a 50 ans : la pêche à la morue sur les bancs de Terre Neuve
par le Capitaine de vaisseau JM PUJO
Je n’ai pas vécu la Grande pêche, mais seulement eu le privilège de l’approcher de près en 1958 et 1959, pendant deux campagnes d’assistance. C’était une activité noble, qu’un écrivain a évoquée comme une « grande aventure, avec un relent inexprimable de souffrance humaine ». En voici quelques aspects, pour rappeler la façon dont vivaient et travaillaient, il y a plus d’un demi-siècle, les Terre-Neuvas français.
Vingt deux navires en 1947, trente six à son apogée et une demi-douzaine pendant ses dernières années : la flottille de grande pêche française était significative. Elle armait à Fécamp, Saint-Malo et Bordeaux.
Le chalutier « Terre-Neuvier » était un navire de haute mer. Très marin, et d’un tonnage de l’ordre de 1 500 tonnes et il était long d’environ 70 mètres, avec une largeur proche de 12 et un tirant d’eau voisin de 6. Un moteur Diesel de 1 200 à 1 500 CV, lui donnait une vitesse maximum d’un peu plus de 11 nœuds, et sa cale pouvait contenir plus de 1 000 tonnes de poisson. Il avait une autonomie de plusieurs mois et embarquait environ 50 hommes.
Des équipages bien hiérarchisés
Qui étaient ces Terre-Neuvas ? Premier personnage du bord, le Capitaine avait, le plus souvent, gravi, au fil du temps, tous les échelons du métier et passés, l’un après l’autre, tous les examens jusqu’au brevet de Capitaine de pêche. Il savait « sentir » le poisson pour trouver l’endroit où il se cache et, lorsqu’il disparaissait, deviner l’endroit où il était parti. On rencontrait de temps en temps, le singulier duo d’un « Capitaine porteur » et d’un « Patron de pêche ». Ce dernier n’ayant pas les diplômes requis pour commander le navire, c’était le « porteur » qui en assumait la responsabilité vis-à-vis de l’Administration, tandis que, dans les faits, le Patron commandait le bateau : une anomalie inconfortable et ambiguë. Venait ensuite le Second, qui s’occupait de la vie quotidienne, et devait se de se tenir au courant de tout de ce qui se passait à bord dont il maintenait la discipline. Il lui revenait, aussi, d’assurer les interminables quarts de nuit. Le Lieutenant, à la fois officier de quart et Maitre d’équipage, régnait à ce dernier titre sur toutes les activités du pont. Le Radio était le seigneur de l’électronique, alors en train de se développer avec l’éclosion des radars, Loran, Decca, sondeurs à ultra sons et loupes à poisson. Il vivait confiné dans son local technique situé sur la passerelle et consacrait, en temps normal, le plus clair de ses journées à « espionner » le trafic, en vue de recueillir des informations utiles à son Capitaine. Une véritable « guerre des ondes » se livrait en effet sur les Bancs : très individualistes et soucieux de ne pas dévoiler leur position ou l’état de leur pêche, les Capitaines français contrôlaient étroitement leurs communications et multipliaient les codes pour correspondre avec des amis de confiance, parmi lesquels figuraient rarement leurs collègues du même armement. Il arrivait qu’un bateau demeure totalement silencieux pendant une longue période, afin, par exemple, d’être le seul à profiter d’une bonne « piaule ». A contrario, les flottilles étrangères pratiquaient la solidarité.
Le Chef mécanicien et ses aides, avaient la lourde tâche de s’occuper d’une machine qui fonctionnait en permanence pendant des mois, ainsi que de veiller sur toutes les autres mécaniques du bord. Ils étaient capables d’effectuer à la mer des travaux de maintenance lourde et des réparations complexes. Le Chef mécanicien était aussi traditionnellement responsable de la « gogote » » où l’on fabriquait l’huile de foie de morue. Il la faisait goûter comme un grand cru à ceux qui visitaient le bateau !
Autour de ces responsables, l’équipage d’un chalutier comprenait un précieux noyau de « spécialistes », avec 3 métiers-clés : les Ramendeurs, chargés de maintenir le chalut en bon état et de le réparer en cas d’avarie, les Trancheurs, chargés de préparer le poisson avant son salage et les Saleurs, chargés d’assurer sa conservation. Le solde de l’effectif était constitué de novices, mousses et personnel d’intendance (cuisinier, boulanger, garçons de poste).
Sauf rare exception, tous ces hommes avaient été choisis par leur Capitaine, directement et un par un. Beaucoup venaient de l’arrière-pays, car l’hiver le Terre-Neuvas se faisait paysan.
De dures conditions de vie et de travail
Les conditions de vie sur les chalutiers étaient rudes. Placés à l’avant, les postes d’équipage étaient humides, mal aérés, mal chauffés et d’une propreté laissant très souvent à désirer. Chacun abritait une quinzaine de matelots qui y dormaient et y prenaient leurs repas.
La cuisine du chalutier se trouvant sur l’arrière, la nourriture devait pour arriver dans les postes, être acheminée par le pont soumis au mauvais temps et au froid, ce qui nuisait grandement à la chaleur des plats. Malgré cette évidence, Il faudra, attendre très longtemps avant que soit aménagé un passage couvert entre la cuisine et les postes, qui fera figure d’innovation !
Les locaux sanitaires d’un chalutier étaient rudimentaires et l’eau douce y était très sévèrement rationnée. Sur certains navires, les lavabos et les douches n’étaient alimentés qu’à l’eau de mer. Pendant toute la durée d’une campagne de grande pêche, le travail ne s’arrêtait jamais. Il se faisait dehors, sur le pont soumis à toutes les intempéries de régions au climat rigoureux. Ce n’est que plus tard, à partir de 1960, que les bateaux seront construits avec un emplacement de travail abrité.
Sans autres protections que leurs vêtements, leurs cirés et leurs bottes, les hommes dont les plus humbles ne possédaient que peu de « rechanges », étaient vulnérables aux refroidissements et aux pneumopathies. L’utilisation de couteaux très affûtés pour « traiter » la morue avec des mains engourdies de froid, générait de multiples entailles, souvent suivies d’infection et de panaris. Le frottement du ciré sur la peau mouillée, finissait aussi par créer de vilaines irritations du poignet, les « choux des bancs ». Et la boisson faisait des ravages…
Le service était organisé en 3 « bordées » : 1 « de couche » et les 2 autres à l’ouvrage. Mais quand le poisson « donnait », on mettait tout le monde en lice. Car pêcher beaucoup, pêcher vite et, surtout, pêcher plus que les collègues, notamment du même armement, était l’obsession des Capitaines, d’ailleurs partagée par tous ceux qui étaient à leur bord. Le système de rémunération y incitait : on était payé « à la part », c'est-à-dire en fonction des prises. En outre, s’il remplissait rapidement sa cale, le bateau s’inscrivait dans le cycle des « 3 voyages » qui le faisait revenir en France au début de Mai et à la fin Août, tandis que les « 2 voyages » ne rentraient qu’une seule fois, au milieu de l’Eté. Les 3 voyages c’était appréciable, car la campagne s’étalait de la mi-Février à la fin novembre.
Embarquement pour un « traict »
Embarquons pour un « traict » sur un chalutier « classique », c'est-à-dire qui traîne son filet par le coté : ce sont des bateaux de ce type que nos armateurs envoient à l’époque sur les Bancs. Le navire vient de stopper tribord au vent et le cri de « Hors cul ! », tombe de la passerelle. C’est l’ordre de mettre à l’eau le chalut et les hommes de pont entreprennent de « balancer » à la mer la poche et le corps de cet impressionnant filet, bientôt suivis par les « diabolos » (1) et les flotteurs qui vont largement ouvrir sa gueule. Le bateau met doucement en route, tandis que le treuilliste laisse filer les « funes » dont il égalise la longueur en se guidant sur des marques-repères. Après un bref arrêt pour accrocher les « planches », de grands panneaux en bois qui servent à ouvrir latéralement les ailes du chalut, on continue à dérouler les câbles jusqu’à la longueur fixée par le Capitaine. Elle est, habituellement, de l’ordre de 1200 à 1500 mètres et son ajustement est surveillé attentivement depuis la passerelle. Lorsque c’est terminé, le navire vient un peu sur la gauche pour aider le travail de la vérine (2) qui permet de rassembler les funes dans le « chien », gros croc à échappement fixé à tribord sur l’arrière de la coque. La mise à l’eau du chalut est maintenant terminée : on est en pêche.
Le bateau va traîner son filet pendant 1 h 30 à 2 h, en suivant une ligne de sondes. Ce n’est pas pour autant une période de répit. Sur le pont, on « travaille » activement la pêche du traict précédent pour libérer l’espace au plus vite. Sur la passerelle, on surveille attentivement le sondeur, la carte et les autres navires – ils fourmillent dans les pêcheries – afin de manœuvrer à temps s’il y a risque de collision. Il arrive malheureusement qu’une obstination réciproque à continuer sa route, provoque des drames. Ainsi en 1951, l’entêtement du Ginette le Borgne causa sa perte : il coula après avoir abordé le Jacques Cœur, faisant 2 morts et 10 disparus.
Quand arrive le moment de remonter le chalut, le Capitaine fait stopper le bateau qu’il place de nouveau, tribord au vent. On ouvre le chien et le treuil commence à enrouler les funes. Bientôt vont apparaître les divergents qu’on accroche sur leurs potences, puis le « cul » du chalut fait surface et pendant qu’on commence à en embarquer la gueule, le Capitaine jauge la qualité de sa pêche.
Le travail du poisson
Il faut maintenant transférer les prises à bord. Pour ce faire, on étrangle la poche du chalut avec un erseau et on la hisse jusqu’au-dessus des parcs, situés sur la droite du pont, avec un mât de charge appelé la chèvre. Un homme se glisse en dessous du filet et défait avec précaution le nœud qui le ferme, libérant d’un seul coup, quelques 3 tonnes de poissons, soit une palanquée, que les pêcheurs appellent « pale ». S’il reste encore du poisson, on referme le nœud, remet la poche à l’eau et recommence les opérations jusqu’à ce que toute la pêche soit embarquée. Un mauvais traict fait une pale, un traict particulièrement chanceux peut aller jusqu’à 15 !
Sur le pont et sans attendre, l’équipage se met au travail pour mettre en cale la « récolte ». Le processus progresse de droite à gauche. Près de la lisse, quelques hommes séparent à la fourche le poisson utile, morue et flétan, du « faux poisson » non commercialisable, qui est immédiatement rejeté à la mer. Les Ebreuilleurs (à Saint Malo, on dit Piqueur) leur succèdent. Ils enfichent chaque morue par la « nuque » sur un grand clou placé devant eux et, en deux coups de couteau, lui ouvrent la gorge et le ventre. Dans le même mouvement, ils en extraient les viscères et les déposent dans une gouttière où court de l’eau de mer. Elle les entraîne vers les trieurs de foies – les Gogotiers - qui prélèvent cet organe et jettent le reste. Viennent ensuite les Décolleurs, qui coupent la tête du poisson, dont ils brisent la « nuque » en s’aidant d’une planche, la guillotine, tout en s’appliquant à conserver le plus possible de chair. Puis c’est le tour des Trancheurs qui sont les vrais « pros » du métier. D’un seul mouvement de leur couteau à la forme particulière et affûté comme un rasoir, ils extraient l’arête dorsale et transforment la morue en ce triangle plat, que nous connaissons tous. Prestement exécutée, l’opération se déroule en moins de temps qu’il en faut pour le dire. Un bon trancheur peut traiter jusqu’à 600 morues à l’heure ! Pendant une campagne de pêche, des milliers de poissons vont passer entre leurs mains.
Pour terminer, les morues sont lavées par les mousses qui enlèvent salissures et taches de sang qui nuisent à la conservation en s’aidant d’une « cuiller à énocter »,. Ils ont les mains perpétuellement dans l’eau de mer, quelquefois réchauffée mais le plus souvent glacée. Ils jettent les poissons qu’ils ont nettoyés dans des « pottes », grosses corbeilles métalliques munies de patins qui peuvent en accueillir une centaine de kilos. Quand elles sont pleines, l’Affaleur les remorque jusqu’au panneau de cale dans lequel il engouffre la pêche avec son « piquois ...
En bas, c’est un monde de sel (3) qui fait penser à de la neige fraîche. Le chef Saleur et ses aides s’activent pour construire de petits murs de poisson : une morue peau vers le bas, une pelletée de sel sur la chair, une autre morue présentée de même et une nouvelle pelletée de sel, en alternant le sens des queues et des têtes. Le rôle de ces hommes est essentiel : pas assez salé, le poisson ne se conservera pas, trop salé, il va se dessécher et rebutera certaines clientèles. En plus, cela le rend plus léger, ce qui entraîne une baisse de la recette de sa vente !
La vie d’un chalutier va se poursuivre ainsi pendant des mois, de jour comme de nuit (que pendant l’Eté, la montée en latitude fait disparaître) et quel que soit le temps, jusqu’à ce que la cale soit remplie
On ne s’arrête que lorsque la météo est tellement mauvaise – tempête ou froid intense - que la pêche devient impossible, et chacun sait que la durée de cette « marée de paradis » abrège automatiquement celle qui restera disponible pour les congés au moment où l’on reviendra au pays...
Une époque révolue
Il y avait, dans les années cinquante tellement de morues à Terre Neuve, que malgré les dizaines de navires qui la traquaient avec des moyens de plus en plus sophistiqués (4), le stock semblait inépuisable. On aurait bien surpris et probablement scandalisé les Capitaines, en parlant de « surpêche » ! Et puis un jour, malgré les quotas et les interdictions mis en place (trop tard ?) par l’Administration Canadienne, les prises se sont faites de moins en moins abondantes et les chalutiers, l’un après l’autre, ont été contraints de désarmer. Ce fut la fin des Pardons et de l’animation qu’ils mettaient sur les quais de nos ports morutiers au moment du départ en campagne. Le « Grand métier » avait disparu pour toujours, mais il mérite encore notre respect et notre admiration.
Aujourd’hui, seuls hantent les bancs de Terre Neuve, où le rétablissement des stocks de poisson demeure incertain, quelques pêcheurs Canadiens et de rares étrangers, dont nos marins Saint-Pierrais qui doivent y négocier des autorisations de captures de plus en plus problématiques.
JM PUJO (CV – h)
- Les diabolos sont de lourds disques de métal, placés sur le bord inférieur de la gueule
du chalut. Ils sont destinés à rouler sur le fond pendant la pêche.
- Filin d’acier muni d’un croc qui permet de ramener les funes le long du bord.
- Un chalutier embarquait de 750 à 800 tonnes de sel.
- A la grande époque, vers 1960, les captures sur les Bancs vont atteindre de 800 000 à 900 000 tonnes de poisson par an et parfois friser le million de tonnes.