De Saint Malo A La France Libre JF Lefebvre Pdf
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De Saint-Malo à la France Libre

 

Un épisode méconnu de la vie des Terre-Neuvas pendant la guerre 1939-1945

 

1 – Départ  de  Saint-Malo  pour  la  Grande Pêche.

 

Heureusement revenue, au complet, de sa campagne annuelle sur les bancs de Terre-Neuve et du Gröenland, la flotte des voiliers de grande pêche était rentrée au port, pour désarmer et livrer, au cours de la seconde moitié de septembre et du mois d’octobre 1939. Forte d’une trentaine de Trois et Quatre-Mâts, cette petite armada avait hiverné dans les bassins malouins et servannais comme si l’hiver 1939-1940 était une saison ordinaire.

Or la seconde guerre mondiale était commencée. En effet, la France et l’Angleterre avaient, le 3 septembre 1939, déclaré la guerre au Troisième Reich Allemand en riposte à son agression contre la Pologne en compagnie de la Russie Soviétique. Des troupes anglaises, nombreuses, remuantes et tant soit peu arrogantes, rappelaient tous les jours aux habitants des Trois Cités que loin, vers l’Est et sur les mers, des membres de leurs familles, rappelés sous les drapeaux, participaient à « La Drôle de Guerre ».

La livraison des pêches, la remise en état de voiliers, leur approvisionnement en vivres, barriques de vin, sel en vrac et apparaux de tous genres allant des doris aux voiles, des orins aux hameçons, entre autres, s’étaient déroulés comme un rituel saisonnier qui, à l’époque, semblait aux malouins aussi immuable que les migrations des hirondelles. Revues d’armement et Pardon des Terre-Neuvas passés, dès le début de mars 1940, 23 voiliers, dont 8 « en fer » avec moteur auxiliaire et radiotélégraphie, étaient parés pour le départ vers les lointains lieux de pêche.

Bien que la mobilisation des réservistes ait envoyé de nombreux « Pelletas » renforcer les rangs de « La Royale », les capitaines avaient complété leurs Rôles d’Equipages. Ils avaient engagé, à bonnes dates, les quelques 1000 marins indispensables aux 23 équipages. Ils venaient de la pépinière traditionnelle de ces rudes gaillards, les villes et villages situés dans le triangle Cancale-Dinan-Paimpol. Même les anciens avec des fascicules portant plus de campagnes qu’il n’en fallait pou la pension, dont certains avaient combattu durant la première guerre mondiale, avaient répondu « Présent » à l’appel.

L’  « Anne de Bretagne », trois-mâts goélette selon l’appellation malouine, mais plutôt barquentine avec un phare carré et deux mâts à voiles latines, était du nombre des partants. L’un des 15 navires sans moteur ni radio, les vrais, assez curieusement préférés aux « bateaux en fer » par beaucoup de dorissiers. Construit en 1921 et jaugeant brut 345 tonneaux, ce solide terre-neuvier de chêne d’environ 40 mètres de long pour 9 de large et environ 4 mètres de creux, était armé par Félix Chevalier de Cancale.

Le capitaine, Jean-Baptiste Caharel, bon pêcheur, bon marin et bon vivant serait « Maître après Dieu » sitôt franchie la grande écluse.

Son Etat-Major : les deux Alcide de Cancale, Chemin (second-capitaine) et Clairet (second-lieutenant), Roger Le Borgne (le premier-lieutenant) de La Bouillie et le Père Oger (saleur) de Plouër-sur-Rance étaient des marins de tout premier choix.

Parmi les patrons de doris, les deux Alfred de Cancale, Baslé et Blin, Léon Brouard de Matignon et Pierres de Paimpol étaient les grands anciens avec toute la sagesse et la tradition du « Grand Métier » qu’ils pratiquaient depuis l’enfance. En complément, une fort bonne équipe dont un cuisinier-boulanger réputé, un dorissier de 18 ans et un mousse de 15 ans. Tout pour conduire une campagne réussie malgré les U-Boots et autres inconvénients supplémentaires dus à l’état de guerre qui n’inquiétaient pas particulièrement les partants.

Les 8 navires « en fer » étaient partis en avance sous bonne escorte de patrouilleurs de « La Royale ». Le 19 mars 1940, les 32 hommes d’équipage pour les 12 doris de l ‘ « Anne de Bretagne » étaient à bord parés pour l’appareillage, couchettes, coffres et … gosiers bien garnis. Alors, les 15 vrais voiliers, escortés par un caboteur de la ligne Paris-Londres aux mâtures et cheminées rabattables et deux petits chalutiers dieppois ou boulonnais armés en guerre, prirent la dure route de l’Ouest.

Préalablement à l’appareillage de son escadre, le jeune et élégant Lieutenant de Vaisseau à fine barbe noire qui commandait avait tenu la conférence des capitaines à bord de l’ « Anne de Bretagne » et donné ses instructions d’opération :

  • Le Chef d’Escorte en avant du convoi à ½ mille ;
  • Trois colonnes de cinq voiliers, selon graphique de positionnement, espacés d’un quart de mille dans chaque sens ;
  • Les deux patrouilleurs, complétant l’escorte, se placeront à la hauteur du dernier rang des voiliers et à ¼ de mille de part et d’autre du convoi ;
  • Tous les voiliers étant du même type porteront la même voilure soit : Misaine, Huniers fixe et volant, Latines hautes, deux Focs et deux voiles d’Etai ;
  • Le vent franc de force 4 à 5 et portant bon largue permettra facilement de tenir les postes jusqu’à la sortie de la Manche où chacun retrouvera sa liberté de manœuvre.

Ces consignes, avec le cap à suivre, doctement énoncées provoquèrent de lourds ricanements moqueurs et de méprisants jets de salives tabagiques de la part des « moins-manoeuvrants » de l’équipage qui voyaient déjà les résultats malgré leur état euphorique. Les Ordres sont les ordres, n’est-ce-pas, donc Exécution !

Pour les spectateurs postés au Cap Fréhel et au Cap d’Erquy, ce convoi à la de Grasse devait avoir bien fière allure. Après et bien après, la brise ayant fraîchi et les capitaines appliquant à la lettre « les instructions », peut-être pour ne pas trop solliciter les équipages mal amarinés ou peut-être « pour voir », le bel ordre a disparu, l’escadre s’est disloquée. Les escortés s’entre dépassant et dépassant les escorteurs ont eu vite fait de créer une belle pagaille nautique. En fin de soirée, les principaux de l’équipage de l’ « Anne de Bretagne » ont décidé de forcer la toile et de s’extraire de cette dangereuse « panade » et de la Manche non moins dangereuse.

Trois semaines de route et le « Platier » et ses bulots étaient reconnus. La pêche, le « Métier », débutait alors vers le 9 ou le 10 avril 1940, plusieurs jours avant les autres navires plus disciplinés. Cette traversée, courte mais dure selon l’usage, avait été sans histoire sauf la visite à 4 jours de mer d’un destroyer de Sa Majesté Britannique, le H.M.S. « Whirlwind », venu reconnaître ce curieux paroissien, faire des photographies et perturber les travaux de gréage des lignes et orins.

La campagne de pêche, toute entière effectuée sur la vaste étendue des bancs de Terre-Neuve couvrant, dans leur dispersion, la surface ajoutée de la France et de la péninsule ibérique, fut heureuse et très fructueuse. La zone du Groënland avait été déconseillée car trop difficile à protéger. Cela ne veut pas dire que cela fut une promenade mais l’équipage, homogène et soudé, fit des prouesses.

L’ « Anne de Bretagne », chargé au-dessus de ses marques de poisson de qualité, conformément aux directives reçues de « La Marine » avant le départ de Saint-Malo, fit route sur Saint-Pierre et Miquelon afin d’y recevoir des ordres pour la continuation du voyage. Premier navire chargé de la flottille, donc « Amiral » de la campagne et pour que nul ne l’ignore, pavoisé en grand, le champion carguait et mouillait le 3 août 1940 sur la rade de Saint-Pierre pour une escale que tout le monde escomptait courte et joyeuse.

 

2 -     De  Saint-Pierre  et  Miquelon  à  la  France  Libre

 

         « Après une campagne de pêche normalement fructueuse, changement de décor »

 

         L’orgueilleuse joie collective se transforma soudain en sombre et triste abattement puis en colère froidement meurtrière, lorsque le Pilote nous apprit la catastrophe nationale et l’occupation d’une grande partie de la France, dont Saint-Malo et ses villages. Faute de radio et aussi parce que l’Aviso « Ville d’Ys », censé assister et protéger les navires de pêche français était resté au fond du bassin, le « grand barachois » de Saint-Pierre, nous ignorions ce désastre, impensable lors de notre départ.

         Des chalutiers, rappelés par radio, étaient déjà immobilisés dans le barachois et les voiliers au fur et à mesure de leurs arrivées les rejoignaient et se rangeaient bord à bord, au plein de l’étroit bassin. Les équipages, à moitié oisifs, finirent par égaler en nombre la population de cette mini-capitale. Errant dans les rues et les cafés, malgré les patrouilles, les interdits et parfois le couvre-feu, les marins bretons et normands avaient appris, souvent avec espoir, l’appel du Général de Gaulle, celui du 18 juin. Leurs réactions, fonction de leurs tempéraments de lutteurs, étaient souvent violentes vis-à-vis des représentants de l’Ordre Nouveau. Les Saint-Pierrais, dans leur grande majorité, les approuvaient, souvent ils les confortaient et parfois se joignaient à eux.

         Enfin, dans les derniers jours d’octobre, un accord ayant soi-disant été conclu avec les Anglais, les Autorités décidèrent de se débarrasser de ces dangereux « pelletas ». Tout le monde appareilla avec des ordres cachetés à ouvrir seulement en haute-mer.          L’ « Anne de Bretagne » sortit sous voiles avec un pavillon à Croix de Lorraine en tête de mât pour insulter l’Etat Major de l’aviso « Ville d’Ys », farouche gardien de la légalité de l’Etat Français de Vichy et , pour tous, vulgaire déserteur de son poste d’assistance et de protection aux pêcheurs. Ce pavillon à Croix de Lorraine, confectionné selon les rumeurs locales, était constitué d’un champ Bleu portant en son centre un cercle Blanc contenant la Croix de Lorraine Rouge.        Les ordres étaient de rejoindre Bordeaux en droiture. Les Principaux et les Anciens de l’équipage, après de longues discussions et estimations, décidèrent d’aller livrer le produit de la pêche dans un territoire français non soumis aux Allemands : Casablanca !

         Le 2 novembre 1940, par une nuit sans lune, le voyage et la carrière de ce beau voilier furent interrompus lorsqu’un cargo anglais le « Berwickshire », en route de Liverpool à Cape-Town l’aborda et le désempara accidentellement. Malgré l’extrême brutalité du choc, suivi par l’effondrement de la mâture écrasant tout et l’ouverture de l’étrave jusque dans le poste avant, par miracle aucun membre de l’équipage ne manquait à l’appel et personne n’était sérieusement blessé. Tous furent accueillis, réconfortés et installés à bord du navire abordeur, dans des conditions aussi bonnes que possibles après s’y être rendus avec les doris qui avaient échappé au massacre.

         Assister au spectacle de l’engloutissement de leur voilier chargé de la somme des souvenirs d’une longue campagne et des fruits de leurs efforts fut une cruelle épreuve pour ces rudes compagnons. Pourtant, l’éventualité de toutes les « Fortunes de Mer » possibles et imaginables était toujours présente à l’esprit de ces descendants de corsaires. Une note aggravante qui fit pleurer le mousse fut l’apparition, au dernier moment, sur le pont déjà noyé, de son ami le chien du bord que l’on avait cherché et appelé en vain avant l’évacuation.

         Débarqués à Freetown, en Sierra Léone britannique, vers le 10 novembre 1940, les naufragés, comme un seul homme, prirent contact avec le Commandant Allégret, représentant du Général de Gaulle dans cette ville. Tous s’engagèrent, « pour la durée de la guerre contre les puissances de l’Axe, plus trois mois », afin d’aider à bouter les ennemis hors de France. Quelques jours plus tard, vers le 15 novembre 1940,  le Général de Gaulle lui-même, de passage à Freetown, se fit présenter l’équipage de l’ « Anne de Bretagne » pour serrer les mains de tous ces marins, du capitaine au mousse, qui venaient rejoindre les faibles effectifs d’hommes de mer qui avaient répondu à son appel.

         Dirigé sur Douala, port et capitale économique du Cameroun, Territoire Français Libre, cet équipage fut dispersé au hasard des besoins d’effectifs. Les plus jeunes furent affectés dans des unités combattantes et les anciens, même les très anciens, furent affectés sur les navires de commerce. Un équipage comprenant plusieurs de ses hommes et commandé par le capitaine de l’ « Anne de Bretagne » conduisit le bananier « Cap des Palmes » en Grande-Bretagne où il fut transformé en croiseur auxiliaire. Plusieurs anciens pêcheurs intégrèrent l’équipage militaire.

         Le capitaine Caharel commanda durant toute la guerre divers bâtiments de commerce français libres et survécut au torpillage du « PLM 27 ». Tous les autres membres de l’équipage du voilier firent leur devoir. Hélas, le tribut payé a été très lourd. Sur les 32 engagés de novembre 1940, 15 ont revu la Bretagne : l’un d’eux avait perdu l’esprit et un autre avait laissé un bras dans l’aventure.

         En ce début de l’année 2003, nous sommes encore trois, âgés de 81 à 98 ans, pour nous souvenir, avec ferveur, de notre présentation au Général de Gaulle. Au lendemain de « Dakar », la rencontre avec un solide équipage, qui, comme un seul homme, avait, quelques jours auparavant, décidé de continuer la lutte sous ses ordres pour le service de la France, fut peut-être un peu de baume au cœur de celui qui allait remettre notre pays à une place d’honneur. Ayant conclu sa chaleureuse allocution par un douloureux : « Il nous faudrait beaucoup d’ ‘’Anne de Bretagne’’ », il prononça ainsi une magnifique oraison funèbre pour un bon navire digne de ses devanciers malouins, découvreurs et corsaires du Roi et de l’Empereur.

 

« La Tour », le 21 mai 2003

Francis J. Lefebvre

Ancien dorissier de l’ « Anne de Bretagne »