Abordage du Nicolas Selles
Quelques chalutiers de mon groupe sont en pêche sur le banc de Fyllas. Les nouvelles que je reçois depuis la fin d’après-midi ne me laissent guère le choix. Certains ont déjà su s’éclipser avec « discrétion ». Nous venons de virer peut-être une vingtaine de quintaux. Il est inutile d’insister, vers 22h00 c’est « embarque partout » et route Nord. Je reste encore un peu à discuter avec le « Grand Yves », mon lieutenant. A minuit ce sera à l’autre Yves, mon second, de prendre la suite. Je les connais bien tous les deux, « professionnels et sérieux ». J’ai entière confiance en eux, les consignes seront très bien interprétées avec la liberté nécessaire et utile dans ce métier.
Le 29 mai 1969 vers 4h30 tout se remet en branle. Puis l’allure régulière de la machine m’indique que tout va bien. J’essaye de retrouver un peu de sommeil mais à quoi bon ! … Je décide de me lever et évidemment mon premier réflexe c’est de donner un coup d’œil par le hublot. Il fait un temps magnifique. Je constate également qu’il y a du monde dans le coin. Je tourne un peu en rond, quelques rangements etc … Je me fais un café, il est environ 5h30. N’y tenant plus, je décide d’aller voir Yves à la passerelle. Lorsqu’il n’y a rien de particulier j’y arrive pour 6h00 à fin de le remplacer. Mais aujourd’hui c’est un peu différent. Je le salue ainsi que Gérard le matelot de quart. Rapidement la conversation s’oriente sur les nouvelles de la nuit, l’apparence etc … Je donne un coup d’œil sur le papier déroulé du sondeur. Les indications enregistrées sont significatives : « Yves est bien placé ». Depuis quelques instants il a commencé à manœuvrer en abattant lentement sur tribord. La détection dans cette partie nord est moins bonne. Nous laissons le Cap Fagnet sur notre bâbord. Il est entrain de virer et le long de son bord un « beau boudin ». Il doit être environ 5h45 quand nous reprenons allure et cap de traîne au SW (orientation moyenne de l’accore et de la pêcherie). Je suis assis sur le tabouret placé près du carreau, derrière le radar tribord. Tout en discutant Yves continue son travail. Il attire mon attention sur un chalutier anglais « rampe arrière » qui vient de virer un beau trait. Celui-ci est sur l’avant de notre travers tribord. Il est en route, cap dans notre direction. C’est évident il se remonte pour se positionner au mieux pour refiler. Quant à moi je n’ai qu’une hâte : voir le pont s’animer et la volaille se batailler aux dalots. Notre vingtaine de quintaux a été vite déblayée. Mise à part les hommes de quart pont et machine, l'équipage est couché. Tout en continuant de discuter avec Yves, je porte sans aucune appréhension mon attention vers l’Anglais. Il est à une distance qui ne porte aucune inquiétude. Les rampes arrières, avec leur maniabilité enviable, se permettent des évolutions rapides et souples. Il doit encore être à un mille, peut-être plus. Très peu de temps tout de même s’écoule lorsque je décide d’attirer son attention par des signaux réglementaires (coups de sifflets brefs et successifs). Malgré tout, je suis persuadé qu’il va bouger : nous sommes en pêche et lui en route. Je l’observe et le gisement à vue ne change pas. Il a toujours la même allure. Je réitère les signaux avec insistance à deux reprises. Malheureusement, avec ma conviction, le temps a passé. Je sais que maintenant il est trop tard. Le Nicolas Selles avec sa faible puissance de machine et environ mille mètres de câble au « cul » semble quasiment cloué dans cette situation. Je vois cette masse foncer sur nous. J’ordonne à Yves et Gérard de quitter la passerelle par bâbord. Je bondis sur le chadburn, manœuvre l’indication en arrière toute avec insistance. La réaction de la machine est instantanée. Je siffle l’exécution de ma manœuvre en arrière. Nous sommes stoppés au moment où l’étrave imposante du chalutier Cassio nous éperonne avec une violence extrême. Je me retrouve au milieu de la passerelle, près de la barre. L’alarme générale est rapidement donnée et je pense aussitôt aux hommes couchés. Je suis abasourdi par ce qui vient d’arriver. J’ai l’a conviction soudaine d’avoir vu apparaître quelqu’un à un sabord de la passerelle. De ce fait, j’ai la certitude qu’il n’y avait personne dans celle-ci. Pourquoi ? …
La brèche est impressionnante, l’aileron, le balcon, la cloison arrière du logement sont complètement détruits. Le radar, un sondeur, la V. H. F sont tombés ou désolidarisés. Le chadburn n’est pas touché. La cloison arrière et la porte du petit réfectoire ont volé en éclat. Mon bureau a quelque peu souffert, ma cabine est à peu près épargnée. Le mât radar est tombé entraînant dans sa chute certaines antennes. Il est près de 6h00 lorsque cet événement s’est produit. Il fait beau, peu de route à faire, à quoi bon fermer les panneaux d’affalages ! …
Tout à coup et sans prévenir, le Cassio se dégage en arrière toute. Cette manœuvre brutale a pour effet d’entraîner une violente et importante gite au Nicolas Selles. Je vois avec effroi l’eau s’engouffrer à plein par les dalots. Celle-ci envahie les parcs puis peu à peu la gite se stabilise. Je suis un peu rassuré car l’abordage n’a atteint ni la machine ni la cale. Avec de la houle ou une mer un peu formée avec du vent … qu’en serait-il advenu du Nicolas Selles et de son équipage ? … Je suis sur le pont avec tout l’équipage. Je donne ordre de couper les câbles du chalut pour nous libérer de toute entrave. Quelques minutes s’écoulent. Le chef mécanicien m’assure qu’il n’y a aucune infiltration d’eau dans la machine. Le second capitaine revient de la cale arrière où rien d’anormal n’est détecté dans ce qui est accessible. Nous sommes maintenant à proximité de la brèche, celle-ci est importante. La lisse est complètement arrachée et le pont est ouvert sur une largeur de près de deux mètres au livet de pont en diminuant jusqu’à la cloison du château. La coque quant à elle est éventrée certainement bien en dessous de la ligne de flottaison. L’importance est difficile à évaluer en partie à cause de la gite. De plus nous sommes déjà assez lourdement chargés avec 850 tonnes de poisson plus le sel et le combustible. Maintenant tout l’équipage est regroupé. Je dois prendre les dispositions pour évacuer la majorité de mes hommes.
Très rapidement les chalutiers proches Marie de Grâce, Finlande, Alex Pléven ainsi qu’un navire russe dépêchent rapidement embarcations et dinghys. Quant à nous la baleinière tribord, débordée difficilement, termine sa descente empalée sur le « chien ». Celle-ci étant à clins est totalement devenue inutilisable. Nous ne possédons aucun radeau ou autre embarcation sinon notre pauvre doris sur le gaillard. La baleinière bâbord ne peut-être débordée du fait de notre gite. Sans précipitation les transbordements sont effectués. Je reste à bord avec le second, le chef mécanicien et quelques hommes. Le Finlande a délégué son lieutenant François pour rester à notre disposition avec son dinghy. Le Cassio lui est stoppé à quelques encablures de nous. Il ne manifeste aucun besoin de nous contacter. Je suis fort étonné du comportement de son capitaine.
La situation est stable. Le chef mécanicien effectue les transferts de ballast possibles pour réduire notre gite. Nous entreprenons une visite minutieuse des endroits jugés vulnérables : la cloison avant de la machine, la partie accessible de la cloison arrière de la cale et les puisards. Cette inspection effectuée plus d’une heure après l’abordage confirme la stabilité de la situation. Nous ne possédons plus de moyens de communication. Je dois prendre contact avec mon armement pour l’informer de l’accident ainsi que des décisions à prendre. Le Marie de Grâce nous renvoie à nouveau son dinghy. Le capitaine Jean Friboulet me reçoit avec bienveillance. Nous évoquons rapidement les circonstances de l’abordage. Je lui sieds gré de ses conseils. Son officier radio a fait rapidement le nécessaire avec Saint-Lys Radio. Je suis en relation téléphonique avec Monsieur André Ledun. Je lui assure en premier lieu que l’équipage est sain et sauf. Je lui rapporte les causes de l’abordage et ses conséquences. Je l’informe des dispositions prises ainsi que de celles à prendre, entre autre rejoindre le port d’Holsteinborg. Il me donne libre juge des décisions. L’agent de ce port est également contacté en prévision de notre escale. Je demande au Shamrock (même armement) capitaine René Fiquet, après accord de l’armateur, de nous accompagner jusqu’à l’entrée d’Holsteinborg. A la suite de cette décision l’équipage évacué rejoint le Nicolas Selles. Je quitte le Marie de Grâce et remercie son capitaine de sa disponibilité et de son accueil. Nous sommes au milieu de l’après-midi lorsque le transfert de l’équipage est terminé. Entre temps mon officier radio a remis en état de fonctionner la V.H.F.. A mon soulagement nous ne sommes plus isolés. La machine est remise en route. Après quelques temps d’attente le chef mécanicien m’assure que tout est normal. C’est donc très progressivement que nous montons en allure car après un tel choc ? … Je décide de rester à une vitesse entre 9 et 10 nœuds. Nous avons approximativement 170 milles pour être à l’abri à Holsteinborg. Nous nous y présentons le lendemain. Je libère le Shamrock de son assistance et remercie son capitaine René Fiquet.
Je rentre dans la passe. Comme d’habitude c’est le bon vieux pilote groenlandais « Cougnac » qui vient à notre rencontre puis monte à bord ! C’est une bonne heure pour lui… il fait comprendre que nous avons besoin d’un mouillage sûr. Vu l’état du bateau point n’est besoin d’explication. Un bon coup de vent au Groenland, même au mois de mai, n’est pas « exception ». Je n’ose pas envisager d’être obligé d’appareiller. Nous mouillons « affourché » par précaution et apparemment dans une partie à peu près bien abritée.
Maintenant nous sommes au mouillage et je peux me détendre un peu. Mais je réalise également qu’être ici veut dire ramener le Nicolas Selles en France. C’est ma détermination mais est-ce réalisable ? … Ici il n’y a ni cale sèche, ni dock flottant, ni chantier de réparation conséquent. En cette période, seule une assistance danoise plus structurée vient renforcer les ateliers locaux. Je reçois l’agent représentant l’armement, l’ingénieur et le responsable technique danois. Un plongeur les accompagne afin d’évaluer l’importance de la déchirure sous la flottaison, problème majeur. Son inspection terminée il nous trace une ébauche décrivant les limites de la brèche. Celle-ci s’étend donc du livet de pont jusqu’à la partie supérieure de la tôle de bouchain soit environ 4 mètres sous la flottaison. J’évoque avec l’agent le problème du rapatriement d’une partie de l’équipage par avion. Je décide dans la mesure du possible que le retour du Nicolas Selles soit assuré par le tiers de l’équipage. En fin de journée une embarcation vient me chercher à bord pour me rendre au bureau des ateliers. Je suis accueilli par l’ingénieur et son équipe et ceux-ci me rassurent. Ils ont trouvé la solution adaptable au problème de ces travaux. L’ingénieur me présente le croquis d’un batardeau fermé à sa partie inférieure. Il m’explique les détails de l’opération, de sa mise en place et aussi certains détails des travaux. Il estime à deux à trois jours le temps nécessaire à sa réalisation, son acheminement et sa mise en place. Effectivement deux jours après un petit ponton remorqué vient positionner le batardeau. Pour une parfaite stabilité quelques points de sa partie émergée sont fixés à la coque. Au moyen de pompes l’assèchement du ballast commence. Les infiltrations d’eau entre la coque et les cotés du batardeau sont obstruées par des bandes caoutchoutées enfoncées par force. Le pompage s’effectue sans difficulté majeure. Lorsque le coffrage et le ballast sont vidés au niveau désiré, les travaux peuvent commencer. Une dizaine d’heures environ est suffisante aux ouvriers pour souder les plaques obstruant la brèche. L’équipage a démonté les parcs, rangé, réparé le matériel pont et saisi les planches, etc. Les antennes sont réparées. La partie de passerelle et locaux endommagés est recouverte d’une grande bâche solidement fixée afin d’abriter au mieux... N’ayant plus aucun engin de sauvetage (baleinière bâbord inutilisable) l’inspecteur de navigation danois demande à ce que trois engins de survie soient embarqués. Le batardeau est désolidarisé de la coque et repris en charge par le ponton. Les démarches pour le rapatriement des 32 hommes désignés sont prises en charge par l’agent. Ceux-ci seront transférés par hélicoptère d’Holsteinborg à la base de Sondre Stromfjord. J’informe mon armement de toutes ces dispositions et de celles concernant notre appareillage.
Les départs sont fixés au lendemain matin, mais ceux-ci doivent être retardés à cause de la brume. Ce n’est qu’en début d’après midi que le temps se dégage. Les hommes désignés pour rentrer par avion quittent le bord. Pour notre appareillage c’est le bon « Cougnac » qui accompagne notre sortie. Je le remercie en l’accompagnant de son cadeau préféré ! … A la sortie d’Holsteinborg c’est l’imposant hélicoptère qui nous survole. Il fait un détour par la côte peut-être pour éviter la brume encore collée à terre, le fjord étant un peu plus sud. Dès la sortie, je décide de faire une route un peu plus ouest pour passer dans le large des pêcheries. Notre radar de 24 milles sera suffisant pour la route. Progressivement nous augmentons l’allure et être en route libre aux environs de 11 nœuds. Il n’est pas question de forcer l’allure. Les consignes sont passées. Je vais me reposer, le « grand Yves » est là. Je pense à la traversée ? … Mais, avant, je vais faire un tour par la pensée à la Chapelle du Verger. « C’est promis, j’irais te voir … mais il faut que tu m’aides encore : je dois arriver sans encombre avec mon équipage à Fécamp ». Le lendemain nous sommes aux abords du banc de Fiskerness. L’officier radio informe que le navire d’assistance Commandant-Bourdais est dans les parages. Nous prenons contact avec lui. Je fais part de notre situation à l’officier. De plus le vent de SE se lève accompagné d’une baisse du baromètre ; ce n’est pas du beau temps à venir. Je souhaite qu’il puisse nous accompagner jusqu’au Cap Désolation voir Farewell du fait de notre situation. Je reçois assez rapidement une réponse : « Le navire Commandant-Bourdais a une obligation représentative prochaine à Godthaab. Ah ! … quel dommage… ». Je n’insiste pas ? …
A l’approche de l’accore sud du banc de Frederikshab le temps commence à fraîchir sérieusement de SE. Peu à peu et durant la nuit, la mer s’est bien formée avec des vents forts. Je décide de mettre à la cape. En d’autres circonstances nous aurions continué à faire route, mais là pas question. Je suis un peu soucieux. Les croisières estivales n’honorent guère ces parages même en mai. !… En fin de journée le temps semble se calmer progressivement. Puis peu à peu les vents passent à l’ouest avec une houle devenue maniable. Nous reprenons notre route et allure normales. Le temps le permettant, l’équipage s’active à la propreté générale du bateau. Après une huitaine de jours de ce mauvais passage nous arrivons enfin sans encombre en rade de Fécamp. Je suis soulagé, heureux d’être là à quai avec mon équipage. Le 16 juin 1969 l’Inscription Maritime confirmait officiellement le Nicolas Selles arrivé.
Je désire rapidement tourner cette page, mais le pourrais-je vraiment ? … J’évoque avec Messieurs Ledun les circonstances de l’abordage et le déroulement des différentes opérations. Ils me libèrent rapidement de la paperasserie et des dossiers utiles. Avant de nous séparer Monsieur Jacques Ledun me dit en me serrant la main : «Capitaine, tout sera fait pour le deuxième voyage ».
Je suis de retour à Cancale. Près des miens ces moments pénibles seront en partie oubliés. Je tiens également à aller au Verger car si je suis là c’est peut-être grâce à « Elle». Vers la mi-juillet je remonte à Fécamp. Monsieur Ledun m’informe que le Nicolas Selles ne repartira pas. Les dommages causés sont trop importants. Le deuxième voyage aura bien lieu mais avec le Minerva. Je suis pleinement satisfait car je repars. Le jour du départ est venu et, comme toujours, c’est avec émotion que je quitte les miens. Mais le 2 août lorsque je franchis à nouveau les jetées, quel bonheur ! … La quasi-totalité de ceux du Nicolas Selles est là. Que je suis heureux de revoir tous ces visages ! J’espère que nous ferons un beau voyage et probablement nous irons au Groenland ; ce sera l’époque d’aller faire un tour du côté de la « Barre », du « Saumon », de « Costa » et autres…
Je n’ai pas assisté au procès. La condamnation du capitaine, d’après les dires, fut particulièrement sévère.
Le 29 avril 2007 je suis avec des amis à l’exposition « Passeurs de Mémoire » organisée par l’association « Mémoire et Patrimoine des Terre-Neuvas ». Deux couples près de nous regardent un tableau représentant le Nicolas Selles après son abordage. L’un d’eux commente l’événement :
- Tu vois un peu si cet enc… nous avait abordé là (désignant le poste avant), je ne serais peut-être pas là. Il explique notre priorité en pêche, lui en route, etc …
- Et après ? interroge l’un de ses proches :
- Eh bien ! nous sommes repartis avec lui sur le Minerva. Puis, c’est son épouse, probablement, qui affirme ses dires d’après le courrier qu’il envoyait.
Par discrétion, je ne suis pas intervenu mais j’ai été très touché par sa confiance et sa conviction. Peut-être se reconnaîtra-t-il.
Le temps a passé, la page est-elle vraiment tournée, difficile de l ‘affirmer ?
Cancale, janvier 2008
Victor Horel