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LE NAUFRAGE DU VAILLANT


Interview d'Alphonse DELAROSE pour la "Revue de Paris", Sept. 1897 relevé dans les Cahiers de la Vie à Cancale n° 10 et extraits de "La Grande Pêche" de l'Abbé GROSSETÊTE, Editions L'Ancre de marine et de " Les derniers voiliers morutiers terre-neuvas, islandais, groenlandais" de Louis LACROIX, Pacteau Luçon, 1949
Le brick-goélette Vaillant était parti de Saint-Malo à destination de Saint-Pierre-et-Miquelon le lundi 8 mars 1897, avec vingt-trois hommes d'équipage, et quarante-sept passagers qui devaient se repartir sur trois goélettes basées à Saint-Pierre ( "l'Intrépide", "la Vigilante" et "la Décidée"), en tout soixante-dix hommes dont vingt-quatre du quartier de Cancale. Parmi les passagers, Alphonse DELAROSE, de Cancale, devait embarquer comme patron sur "l'Intrépide". A la fin juillet 1897 de retour dans sa maison de 'la Houle", il raconte à C. GABILLOT de la "Revue de Paris" :


" La traversée fut très dure. Nous eûmes un mauvais temps continuel. Particulièrement, dans les premiers jours d'avril, la tempête nous força d'aller à la cape pendant quarante-huit heures. C'est dans la nuit du 12 au 13 avril que "Le Vaillant" a sombré. Nous avions dépassé le Bonnet-Flamand et nous approchions du Grand-Banc. J'étais dans la "chambre", près de laquelle se trouve la cabine où le capitaine couche et fait le point ; je puis vous dire la position exacte du bateau ; c'était par 46°26 ' de latitude nord et 49°56 ' de longitude ouest. Un bon vent soufflait du nord. Comme on avait dé j à trente-quatre jours de mer, on marchait à huit noeuds, pour arriver plus vite. Nous n'avions pas encore eu connaissance des glaces. Il était onze heures et demie du soir. Tout le monde était couché. La vigie cria tout à coup : "Glace devant nous!" Aussitôt, le second commanda "barre au vent" ; mais, pendant que le navire faisait son évolution, le glaçon vint frapper le lof de tribord (droite de l'avant), et l'ouvrit. Un matelot vint prévenir le capitaine que le bateau s'emplissait. Les hommes, éveillés en sursaut, coururent pomper, sans presque se vêtir ; mais le sel de la cale, à moitié fondu, obstrua les pompes : elles ne purent fonctionner qu'une dizaine de minutes. Alors on mit les embarcations à la mer. Nous avions sur le pont onze doris et deux chaloupes; seulement, les rames étaient à la cale, pour éviter l'encombrement... Tout le monde avait perdu la tête ; ce fut à qui se précipiterait le plus vite ; dans le désarroi, plusieurs tombèrent à l'eau. Je montai dans l'une des chaloupes ; nous étions là vingt et un hommes, quatre de Cancale, les autres du quartier de Saint-Brieuc. Quand je quittai le bord, notre capitaine restait seul sur le pont. Le dernier, il sauta dans un doris.
Je ne sais ce qu'il est devenu. Aucune embarcation n'avait de rames : on se dirigeait avec quelques bouts de planches. Personne n'était vêtu complètement. Un navire s'enfonce rarement d'un seul coup.

A l'ordinaire, il sombre d’ abord par l'avant : ce fut le cas du nôtre, qui resta quelques temps ainsi, à moitié submergé, marchant vent arrière. II fit couler trois ou quatre doris. Dans la chaloupe nous nous trouvions "au vent du bateau", et, par suite, poussés contre lui. Un chien, qui était à bord, sauta dans l'eau et vint nous rejoindre. Nous nous éloignâmes peu à peu. Dans la nuit, nous faillîmes couler : l'embarcation se remplit trois ou quatre fois. Les glaces flottaient autour de nous ; nous étions gelés. Le lendemain, trois de nos camarades moururent de froid. C'étaient des jeunes gens de dix-neuf, vingt et vingt-cinq ans. Les équipages des trois goélettes ne comptaient, d'ailleurs, que des hommes jeunes ; j'ai vingt-huit ans, et j'étais l'un des plus âgés. Le jour suivant, 15 Avril, on se décida à tuer le chien. II fut saigné, et chacun but un petit coup du sang. On le découpa et on le mangea cru. A partir de ce moment, nous perdîmes tous les jours du monde, par la faim, et surtout par le froid. Les cadavres étaient aussitôt jetés à la mer. Cela dura huit jours. Le sixième jour, par une mer très forte, nous abordâmes un glaçon, d'au moins vingt mètres de hauteur, qui, par deux fois, nous fît presque chavirer. A coups de couteau, on en cassa des fragments qu’on suça toute la nuit. Nous étions encore onze dans le canot. Le septième jour au matin, sept de nos camarades moururent. Dans la journée, le temps fut très mauvais. 11 nous restait quelques paires de bottes : on les amarra à l'arrière, avec une lanière taillée dans le cuir. Ce gouvernail de fortune empêcha que les lames ne nous prissent par le travers. Le soir, il avait calmi. Nous nous couchâmes tous les quatre au fond de l'embarcation, à bout de forces, attendant la mort. Vers minuit et demi, je m'en souviens, François DAGORNE, l'un de nous, s'étant levé pour regarder à tout hasard, aperçut un feu, "dans l e vent à nous", à cinquante mètres environ : aussitôt tout le monde fut debout, à pousser des cris. Le capitaine du bateau alluma une torche pour essayer de nous découvrir. Ayant fini par nous apercevoir, il fit mettre un canot à la mer, et vint nous chercher. Ce bateau était "l'Amédée", de Cancale, capitaine FORTIN. Il venait de France et allait au Banc. Le capitaine FORTIN, que je connaissais, nous soigna très intelligemment et avec beaucoup de sollicitude : une mère n'aurait pas fait mieux. Il nous conduisit à Saint-Pierre, où, le 1er mai, nous entrâmes à l'hôpital. Je suis resté là deux mois et demi. Ayant encore les talons gelés, je ne marche qu'avec peine. De mes trois compagnons, Auguste GALLET a le moins souffert : il est rentré en France, n'ayant presque rien. François DAGORNE a été amputé des deux pieds, au ras de la cheville ; Jean TELLIER, d'un pied seulement.
- Et les autres embarcations ?
- Quatre autres naufragés venaient d'entrer à l'hôpital, quelques Jours avant nous. Ceux-là se trouvaient dans un doris, qui contenait d'abord sept hommes. Trois étaient morts. Les autres avaient encore été plus malheureux que nous, s'étant vus dans la nécessité de boire le sang et de manger la chair des cadavres. Le trois-mâts "Victor - Eugène" les avait recueillis et amenés à Saint-Pierre. L'un d'eux mourut à l'hôpital : un autre fut amputé des deux jambes. Sept hommes seulement ont donc survécu sur les soixante-dix qui étaient à bord, et encore cinq sont mutilés. Voilà monsieur, tout ce que je puis vous dire sur le naufrage du "Vaillant"

Parmi les disparus - Aristide BOULANGER - Jean DOMALAIN - Auguste DUTEIL - Emile Auguste FOUCHE - Aristide GUENARD - Pierre Samuel MADIOU - François Pierre MADIOU - Louis Aristide TROTIN - François PIERRE (capitaine)


Sauvés par le Victor Eugène - AGENAIS de Miniac-Morvan - BOULANGER de Plovaret. - Emmanuel MAUBÊCHE de Cancale qui décèdera à St-Pierre - Alfred NOUYOUX de Cancale


Sauvés par l'Amédée (capitaine FORTIN de Cancale) : - Alphonse DELAROSE (patron cancalais de l'Intrépide) - François DAGORNE de Plévenan - Auguste GALLET de St-Jacut - Jean TELLIER de St-Lunaire.

L'Abbé GROSSETÊTE et Louis LACROIX, en s'inspirant du Bulletin des OEuvres de Mer du 1er janvier 1898, nous racontent le sort du seul doris qui fut retrouvé avec la chaloupe d'Alphonse DELAROSE :
Sept hommes avaient sautés dans un doris sans rames ni vivres. Deux jours après le naufrage, l'un d'eux meurt : GICQUEL, d'Iffiniac, âgé de dix-neuf ans. Le lendemain, vers neuf heures, ils rencontrent, dans un autre doris, le capitaine, François PIERRE, avec le mousse, le saleur et deux autres hommes, qui étaient munis d'avirons, mais n'avaient pas de vivres. Les naufragés s'entretiennent quelques minutes, se promettent de venir au secours les uns des autres, mais doivent se quitter la mort dans l'âme :
si du moins, ils pouvaient demeurer ensemble, mais l'une des barques n'a pas de rames !
Des six hommes restés sur le premier doris, un autre, CARRE, de Pleudihen, meurt le 16 avril; puis, le 18, jour de Pâques, meurt Auguste Duteil , de Cancale. Ce jour-là vers trois heures, un navire apparaît. Les survivants trouvent assez de force pour détacher une tringle du doris; ils y attachent un lambeau de vêtement et font des signaux. Enfin sauvés ! Le "Victor-Eugène" les a aperçus et vient droit sur eux. A quatre heures et demie, ils étaient à bord. Ceux qui avaient souffert de pareilles tortures étaient de tout jeunes gens : Emmanuel Maubêche , de Cancale, avait vingt-six ans; Nouillon , de la même commune, vingt; Agenais, de Miniac-Morvan, en avait dix-neuf; et Boulanger, de Plovaret était un enfant de dix-sept ans.
Le 27 avril, le "Victor-Eugène" les ramenait à Saint-Pierre. Leur martyre n'était point terminé : ils avaient eu les pieds gelés et on dut les leur amputer. Emmanuel Maubêche décèdera peu après.
C'est le 1er mai que les quatre autres rescapés du naufrage furent ramenés à Saint-Pierre par la goélette "Amédée" : Alphonse DELAROSE, de Cancale; François DAGORNE, de Plévenan, dix-huit ans; Auguste GALLET, de Saint-Jacut, vingt-sept ans; Jean TELLIER, de Saint-Lunaire, trente-et-un ans.
Le « Vaillant », brick-goélette de 156 tonneaux, avait été construit à l'étranger, à Shelburne, en 1882; baptisé « Zingara », il avait été francisé pour M. L.Coste, de Saint-Pierre-Miquelon, mais armé à Saint-Malo et sa disparition causait la mort de 62 pêcheurs.

Jean-Paul Trotin